|
EDITORIAL
Giovanni
Joppolo
Né dans la seconde
moitié des années soixante, l'Arte povera ("
l'art pauvre ") n'est pas un mouvement dont les grandes
lignes théoriques se découvrent dans un manifeste
antérieur aux uvres, à l'exemple du futurisme
italien au début du siècle. Les fondements conceptuels
et les aboutissements plastiques de ce groupe se sont lentement
formulés entre 1966 et 1969 grâce à l'action
et à la réflexion conjuguées de plusieurs
critiques d'art dont le plus actif fut et reste incontestablement
Germano Celant. En ce sens, il paraît nécessaire
d'énumérer et d'analyser ce qui s'est mis en place
entre 1966 et 1969, en cernant les principaux composants théoriques
et plastiques de l'Arte povera, en retraçant l'évolution
de cette recherche, là où il devient possible de
saisir l'actuelle et souterraine permanence d'une expérience
artistique toujours agissante sur un certain nombre d'artistes
contemporains.
Le contexte et l'histoire d'une naissance
Lorsqu'en juin 1966, à
la galerie Sperone de Turin, Piero Gilardi, Gianni Piacentino
et Michelangelo Pistoletto présentent une série
d'oeuvres destinées à illustrer les possibilités
d'un
" art habitable " (le titre de la manifestation était
" Arte abitabile "), ces trois artistes veulent signifier
qu'ils ont bien reçu et analysé le message lancé
par l'exposition des minimalistes américains organisée
en avril de la même année au Jewish Muséum
de New York sous le titre
" Primary Structures ", où étaient montrées
des constructions fondées sur des formes géométriques
simples. Mais leurs propositions sont davantage porteuses de
subjectivité, de sensibilité, que les interventions
volontairement neutres et rigides régissant les unités
élémentaires de Donald Judd, Sol LeWitt ou Robert
Morris.
Cependant, les formes de Piacentino, qui se singularisent par
leur froideur géométrique dans cette exposition
turinoise annonciatrice de l'Arte povera, vont rapidement évoluer
vers un maniérisme et un baroquisme " minimalistes
" très particuliers. Plus proche d'une exaltation
que d'une contestation de l'objet industriel, la démarche
de cet artiste va se situer dès lors à contre-courant
des propositions de l'Arte povera. C'est ainsi qu'en novembre
1969, lorsque paraît aux éditions Mazzotta l'ouvrage
de Germano Celant, Arte povera, Piacentino ne fait déjà
plus partie du groupe qui vient à peine de prendre forme
par le biais, justement, du livre de Celant.
Durant ces quatre années (1966-1969) de constitution du
groupe, le parcours de Piero Gilardi témoigne d'une position
extrême qui, tout en étant diamétralement
opposée à celle de Piacentino, le conduit lui aussi
à abandonner le groupe.
Après avoir exposé ses Tapis-nature en mai
1966 à la galerie Sperone de Turin, après avoir
théorisé le " Micro-émotive Art "
dans un important article pour la revue Flash Art, après
avoir écrit l'un des textes du catalogue de l'exposition
" Quand les attitudes deviennent forme " organisée
en mars 1969 par Harald Szeemann à la Kunsthalle de Berne
(où étaient présents plusieurs artistes
de l'Arte povera), Gilardi abandonne la création artistique
afin de répondre, comme il le dit lui-même, aux
" exigences " de mai 1968. " On avait senti à
l'époque que la communication était toujours transmise
par la marchandise du capitalisme et, dans le domaine artistique,
par l'objet. Un objet sacré, comme tous
les objets produits par le capitalisme. Le land art et l'art
conceptuel (le body art par la suite) avaient bien sûr
tenté de communiquer ces pulsions [de contestation] mais
ce fut à nouveau par le biais de métaphores, de
films, de photographies, d'objets. Dans ce contexte, et après
avoir analysé le contenu de mon travail artistique, en
accord avec la violence de ce contenu mais ne voulant plus être
un spécialiste de la métaphore récupérée
dans l'usine de la culture bourgeoise, j'ai eu la certitude que
je devais "entrer dans la vie", faire un choix politique,
me placer à l'intérieur de la classe révolutionnaire,
participer au combat militant pour une transformation sociale,
une transformation de tous les aspects de la vie. "1
A la naissance du groupe, Gilardi et Piacentino représentent
donc deux attitudes extrêmes face à l'objet et,
en particulier, à l'objet d'art. Si, pour Piacentino,
la réflexion menée sur l'objet par le pop'art américain
peut s'enrichir des règles " minimalistes "
afin de déboucher sur la définition d'un nouveau
baroque industriel, pour Gilardi, l'objet est une marchandise
qu'il faut dénoncer, et ceci jusqu'au refus de présenter
tout objet, y compris le " contre-objet " artistique
que le système marchand est de toute façon capable
de récupérer, de digérer.
L'idée de contrer l'objet-marchandise, mais en choisissant
(ce que refusa de faire Gilardi) d'agir à l'intérieur
du système marchand et de ses galeries, fut l'hypothèse
de travail adoptée par la plupart des artistes qui firent
naître l'Arte povera. Le geste de Jannis Kounellis qui
installa des chevaux vivants en janvier 1969 dans la galerie
L'Attico de Rome en fut l'une des illustrations.
L'Arte povera
dans la mouvance " conceptuelle "
C'est en septembre 1967
que le terme d'" Arte povera " fait sa première
apparition. Germano Celant, à la galerie La Bertesca de
Gênes, présente sous ce label des oeuvres de Boetti,
Fabro, Kounellis, Paolini, Pascali et Prini. Celant écrit
quelques années plus tard à propos de cette manifestation
: " Les travaux de Paolini, Boetti, Fabro, Prini, Kounellis
et Pascali portent essentiellement sur des archétypes
mentaux et physiques qui tentent d'éviter toute complication
visuelle afin de se présenter comme des ' faits établis'.
Ces travaux témoignent d'une tendance générale
à l'appauvrissement et à la ' déculturation
' de l'art (d'où l'appellation Arte povera). Il y a un
récipient qui contient du charbon (Kounellis), un amas
de tubes en Eternit (Boetti), une " tautologie " du
sol (Fabro), deux cubes de terre (Pascali), une lecture de l'espace
(Paolini) et le " périmètre d'air " d'un
environnement délimité de façon visuelle
et sonore (Prini). Tous exaltent le caractère empirique
et non spéculatif du matériau utilisé et
de l'espace donné, de telle sorte que l'attention de l'art
puisse se déplacer vers la corporéité des
événements et des éléments naturels
et non artificiels. "2
Au cours des mois qui précèdent l'exposition de
1967 organisée par Germano Celant à Gênes,
plusieurs événements fondamentaux se produisent
qui concernent directement ou indirectement l'Arte povera naissant.
Début janvier, Buren, Mosset, Parmentier et Toroni exposent
au Salon de la jeune peinture à Paris où ils proposent
que l'acte de peindre soit impersonnel et anonyme et refusent
toute forme d'illusionnisme.
En février, dans la galerie de Sidney Janis à New
York, Joseph Kosuth, Christine Kozlov, Michael Rinaldi et Ernest
Rossi présentent des oeuvres où dominent l'idée,
le projet, le concept : l'art peut s'exprimer sans objet, en
utilisant simplement l'écriture.
En juin, dans la revue Artforum, l'artiste Sol LeWitt
publie un article où il se sert du terme d'" art
conceptuel " pour expliquer sa recherche et ses méthodes
au sein du minimal art : " Dans l'art conceptuel, l'idée
ou concept est l'aspect le plus important du travail. Quand un
artiste utilise une forme d'art conceptuelle, cela signifie que
toutes les programmations et les décisions sont établies
à l'avance et que l'exécution est une affaire mécanique.
"
Toujours en juin, à la galerie L'Attico de Rome, Alberto
Boatto et Maurizio Calvesi organisent l'exposition " Fuoco,
Immagine, Acqua, Terra " (" feu, image, eau, terre
"), avec des oeuvres de Bignardi, Ceroli, Gilardi, Kounellis,
Pascali, Pistoletto et Schifano. Cette manifestation est une
préfiguration importante de l'Arte povera, dans la mesure
où l'artiste et son oeuvre deviennent ici les instruments
d'une médiation hypothétique, non directive, entre
le public et les forces primordiales de la nature. C'est l'une
des lectures possibles de la Marguerite de feu que Kounellis
propose dans ce contexte. Et Maurizio Calvesi d'écrire
dans le catalogue : " Eau, feu, terre, air
étaient les principes de la matière vivante ; ils
composaient en substance une allégorie de la vie. Il est
certain que la rencontre art-vie est claire : rencontre mais
non pas identité. " Cette réflexion sur la
nature, réflexion qui apparente l'Arte povera au "
land art " (voir les interventions sur le paysage opérées
vers la fin des années soixante par Jan Dibbets, Michael
Heizer ou Robert Smithson), va nourrir en particulier la plupart
des travaux de Giuseppe Penone. En effet, lors de sa première
exposition, en décembre 1968 à la galerie Deposito
d'Arte de Turin, Penone expose les constats photographiques de
ses actions et un texte accompagnant chacune de ces actions :
" J'ai choisi un arbre sur lequel j'ai appliqué ma
main et j'ai tracé son profil avec des clous. Ensuite
j'ai enfoncé dans l'arbre 22 plombs (correspondant à
mon âge) reliés entre eux avec un fil de cuivre
zingué. Chaque année j'ajouterai un plomb jusqu'à
ma mort. Je prendrai des dispositions testamentaires afin que
l'on place un paratonnerre au sommet de l'arbre. Peut-être
qu'en tombant, la foudre fera fondre les plombs. "
En novembre et en décembre 1967, après les manifestations
dans les galeries L'Attico et La Bertesca, une série d'expositions
va permettre à plusieurs artistes de l'Arte povera de
montrer des uvres fondamentales par rapport à cette
ligne de recherche.
Le 11 novembre, à la galerie L'Attico de Rome, c'est l'inauguration
d'une exposition personnelle de Jannis Kounellis. L'artiste présente
sa Cotoniera (un récipient métallique d'où
s'échappe du coton), son Perroquet et son Champ
de métal avec terre et cactus,
Le 14 novembre, à la galerie Sperone de Turin, Gilberto
Zorio montre ses uvres de 1966 à 1967. Pier Paolo
Calzolari expose à la galerie Studio Bentivoglio de Bologne,
le 17 novembre.
Dans le numéro de Flash Art de novembre-décembre
1967 Germano Celant publie un article
" Arte Povera. Notes pour une guérilla ". Ce
texte analyse les pratiques des artistes avec passion, par le
biais d'une écriture engagée et poétique.
Pour Celant, l'Arte povera est une expression libre " liée
à la contingence, à l'événement,
au présent ", " à la conception anthropologique,
à l'homme 'réel' ", et il ajoute, à
propos de Merz : " Pour posséder les choses il faut
les bloquer dans l'instant où on les rencontre. C'est
pourquoi Merz violente les objets et le réel avec la lumière
du néon. C'est là une façon dramatique de
foudroyer la réalité; c'est le sacrifice perpétuel
de l'objet banal et quotidien qui devient un nouveau Christ (le
culte de l'objet est une nouvelle 'religion') : une fois trouvé
le clou, Merz, en bon philistin du système, crucifie le
monde. " 3
En décembre, à Turin, Daniela Palazzoli convie
un ensemble d'artistes à intervenir dans trois galeries
(Il Punto, Sperone et Stein). Le titre, " Con temp l'azione
", signifie bien sûr
" contemplation ", mais surtout, mot à mot,
" avec le temps l'action ". Alviani, Anselmo, Boetti,
Fabro, Mondino, Nespolo, Piacentino, Pistoletto, Scheggi, Simonetti
et Zorio proposent des uvres et des interventions à
la fois dans les trois lieux d'exposition et dans les rues qui
les relient. Dès les premières lignes de sa préface,
Daniela Palazzoli envisage l'art comme un processus, une mise
en évidence du temps de gestation de l'artiste : "
L'art est une autre forme d'activité. Il est la fonction
constitutive de l'action. Le but de l'activité artistique
n'est [plus] de représenter le monde objectif après
en avoir compris les lois [les valeurs], mais d'utiliser la connaissance
de ces lois objectives pour une transformation active [ou en
tout cas une 'activation' dynamique] de ce monde objectif. "
1.
Piero Gilardi, " Entretien avec G. Joppolo ", Opus
international, n" 63, Paris, 1977.
2. Germano Celant, Precronistoria 1966-1969,
Florence, Centro Di, 1976.
3. Identité italienne, dirigé
par Germano Celant, Paris, Centre Georges Pompidou,
1981.
La matière, le corps, l'énergie
Entre 1968 et 1969, au fil
des expositions personnelles de ses membres, le groupe produit
ses oeuvres majeures et fondatrices. C'est également au
cours de ces deux années que le mouvement consolide son
assise théorique avec quatre événements
incontournables : l'exposition suivie d'un débat en février-mars
1968 à la galerie De' Foscherari de Bologne (coordonnés
par Celant); la manifestation " Arte povera - Azioni povere
" (" art pauvre - actions pauvres ") organisée
en octobre 1968 à Amalfi par Celant; l'exposition "
Quand les attitudes deviennent forme " présentée
en mars 1969 par Harald Szeemann à la Kunsthalle de Berne;
la publication de Germano Celant, Arte povera, à
Milan en novembre 1969.
A la lumière des réflexions et des écrits
qui sous-tendent ces quatre événements, il apparaît
que l'Arte povera participe avant tout d'une volonté de
déplacer, de l'objet vers l'intervention, l'attention
du spectateur. La matière et le corps doivent ainsi se
manifester en tant qu'énergie, et ceci par le biais d'actions
éphémères ou d'uvres dont le résultat
immédiat est de produire l'image essentielle, rapide et
instantanée, " pauvre ", d'une action en train
de se faire. L'aspect éphémère ou la pauvreté
plastique et visuelle de ce qui est donné à voir
doit immédiatement placer le regardeur dans une position
de réflexion sur l'énergie, le corps, la matière,
le naturel, l'artificiel, le surnaturel.
Après la mort de Pino Pascali en septembre 1968, après
les changements d'orientation de Piero Gilardi, Gianni Piacentino
et Emilio Prini, après les adhésions initiales
mais épisodiques d'artistes tels que Mario Ceroli, Aldo
Mondino, Ugo Nespolo et Mario Schifano, les protagonistes de
l'art pauvre vont constituer, dans les années soixante-dix
et quatre-vingt, un groupe de onze artistes qui exposent à
travers le monde ensemble ou individuellement : Giovanni Anselmo,
Alighiero Boetti, Pier Paolo Calzolari, Luciano Fabro, Jannis
Kounellis, Mario Merz, Marisa Merz, Giulio Paolini, Giuseppe
Penone, Michelangelo Pistoletto, Gilberto Zorio.
A la fin des années soixante, au moment de l'exposition
d'Harald Szeemann et de la publication du livre de Celant, les
artistes du groupe se situent au centre d'un champ d'investigation
" conceptuel " qui, durant les années soixante-dix,
va se parcelliser grâce à la délimitation
de plusieurs orientations ou " spécialisations "
: travail sur la nature, interrogation sur le corps, analyse
des comportements, réflexion sur les modalités
du langage, enquête sur les systèmes de communication,
expériences sur les modes de narration. Après cet
émiettement et cette répartition des tâches
à l'intérieur du laboratoire conceptuel qui se
met en place en Europe et aux Etats-Unis entre 1966 et 1969,
les artistes de l'Arte povera auront le mérite d'éviter
justement l'écueil de la
" spécialisation ". Ils refuseront de donner
une orientation restrictive à leurs démarches individuelles.
La motivation de chacun d'eux est toujours d'atténuer
l'importance de l'objet au profit du concept, de poursuivre une
méditation sans cesse renouvelée sur la matière,
le corps, l'énergie.
Véritable " mise en acte " plastique et visuelle
de la pensée, l'Arte povera est aujourd'hui, plus que
jamais, une proposition anthropologique et humaniste. Il s'agit
en somme, à travers l'acte créateur, de donner
à l'homme la possibilité de préserver son
imaginaire, son espace de méditation, sa conception individuelle
du temps, c'est-à-dire un ensemble d'instruments conceptuels
et critiques qui lui permettent de conserver sa capacité
de résistance et de lucidité face à la complexité
de la société industrielle et technologique.
Gianni PIACENTINO (Coazze, 1945)
Vue 3 Ailes
nacrées, 1969,
Vernis nacré sur
bois revêtu de polyester.
Bambou peint, 72 X 309 X 68 cm
Collection de l'artiste.
Piacentino commence par
réaliser de grandes toiles abstraites et des structures
rigoureuses qui vont dans le sens des recherches des minimalistes
américains. Ces premières uvres datent de
1965-1966.
De 1967 à 1968,1'artiste est conseiller dans une usine
de vernis spéciaux. En 1969, il commence à décorer
des motos de compétition. Il ne fait déjà
plus partie de la mouvance de l'art pauvre et ses uvres
sont devenues des véhicules imaginaires ou de grandes
toiles qui représentent ces mêmes véhicules
et rendent hommage aux grands pionniers de l'aviation (tels les
frères Wright). A partir de 1971, il va participer en
qualité de copilote à des compétitions de
side-car.
Ces Ailes nacrés sont une uvre de rupture et marquent
déjà le début de son aventure dans une esthétique
non plus teintée d'art minimal ou pauvre mais dominée
par la recherche d'un baroque industriel qu'il continue d'affiner
aujourd'hui.
L'artiste a cependant participé aux principales expositions
historiques de l'Arte povera. Par ailleurs, ce besoin de fabriquer
des machines imaginaires qui évoquent les motos ou les
avions, cet engagement parallèle dans la compétition,
cette quête d'un univers mythique confèrent à
Piacentino et à ses travaux une dimension qui s'apparente
à certaines idées de l'Arte povera tout en étant
en contradiction avec les attitudes du mouvement face à
l'objet.
Eléments de bibliographie
Giovanni Joppolo, "
Gianni Piacentino ", Opus international n°51,
Paris, 1974.
Identité italienne, op. cit.
|
|